Journal d'un pèlerin
par Lucile Endeamor (Harpiste de la Grue Nacrée. Terrasse du Nuage) 5 / 974
Le temps était clément en ce jour de Lestes Semailles (5), et je flânais entre échoppes, badauds, pèlerins et caravanes qui composent la cohue bigarrée caractéristique du plateau de Vorn. J’observais et écoutais distraitement les nouveaux arrivants, en quête de quelqu’un susceptible de me fournir la base d’une nouvelle composition.
Le soleil rougeoyait dans l’ouest lointain lorsque je m’arrêtais auprès d’un campement de voyageurs, manifestement une famille marchande et sa cariole qui n’avaient pu obtenir de laisser passer avant la fermeture des postes de contrôle et comme de nombreux autres se restauraient autour d’un bivouac provisoire. Ils étaient accompagnés d’un homme à la fois banal et pourtant singulier et ceci m’incita à me présenter à eux et à leur conter quelque anecdote locale contre des nouvelles de l’extérieur, ce qu’ils acceptèrent avec joie.
Ce que je leur contais importe peu en ces lignes, mais l’homme était empreint d’une profonde sérénité et inspirait une confiance en ses propos qui m’incitent, aujourd’hui encore, à lui porter crédit. Il me rapporta un récit qui, sans être exceptionnel en comparaison d’autres démonstrations de foi ou faits d’armes qu’il m’ai été donné d’entendre, avait l’accent du vécu. Son ton était certes teinté d’un soupçon de dévotion mystique, mais loin de se rapporter à celui de ces prêcheurs-prédicateurs.
Il me dit s’appeler Silvimir Solthae et venir du grand ouest, par-delà les terres et le grand océan, du continent que l’on nomme Eriador; et sous son apparence commune, je percevais comme une puissance latente, peut être un aventurier ou un mage sans son attirail guerrier. Cette impression me confortait quant au fait qu’il était plus qu’il n’en laissait paraitre. Voici ce qu’il me conta.
"Les anciennes puissances ont abandonnées leurs conflits d’intérêts, je ne puis juger s’ils ont fait preuve de sagesse ou ont seulement délaissé leurs mortels suivants. Des hommes de foi m’ont affirmé que de nouvelles puissances, plus proches de notre monde, plus emplies de son essence, verraient le jour et que leur avènement serait béni car annonciateur d’un ordre nouveau, empli de bienfaits pour l’humanité et les autres peuples. Et c’est la principale raison de mon pèlerinage à la cité sainte. Toujours est-il que ce n’est pas encore le cas et en mon pays, le royaume d’Immersea, cela provoque des troubles et a réveillé des terreurs qui sommeillaient depuis des générations…
Nous avions un conte, une histoire que les mères racontaient à leurs enfants turbulents. Il y était question d’un mage maléfique, Lekbius Faltmoon, qui avait pactisé avec les forces obscures et abattu les frontières de la mort. Par un beau matin, nous nous sommes réveillés pour nous apercevoir que ce récit ne tenait plus de la légende. Plusieurs vaillantes équipées ont été balayées en tentant de stopper les méfaits de Lekbius ; la nôtre également...
Nous n’étions plus que trois, Cynthia, Andréalphus et moi-même. Surpris par une embuscade menée par Lekbius lui-même, nous venons de perdre cinq de nos compagnons et ne devons la vie qu’à la rapidité de nos coursiers mais sur nos talons résonne déjà le lourd martèlement des destriers infernaux qui ne cesse de s’amplifier. Plutôt périr au combat que le dos criblé de flèches, et la mortelle surprise passée, nous faisons volte-face et nous préparons pour une dernière mêlée sanglante et sans espoirs.
La cavalcade s’arrête de même à quelques 5 perches de distance et les sombres spadassins s’approchent au pas sur leurs montures d’ombre caparaçonnées d’acier. Ils ne montrent aucun empressement car leur victoire est certaine, et comme leurs rangs s’écartent apparait la sombre silhouette de Lekbius, plus pâle que la mort et plus vieux que le temps.
Le pâle soleil achève de dissiper les dernières brumes matinales. L’atmosphère est suspendue et l’on n’entend nul bruit si ce n’est le renâclement nerveux des montures et le cliquetis des harnais. Je m’attends au pire lorsque Lekbius lève lentement sa main décharnée dans l’intention manifeste de balayer nos existences d’un sortilège dévastateur. J’entends Cynthia marmonner une fervente prière à ses anciennes allégeances divines et sens Andréalphus raffermir sa prise sur sa fidèle Mange-sorts.
Mais Lekbius arrête son geste et détourne la tête, intrigué... Un instant et nous pouvons enfin percevoir un chant féminin de plus en plus net. Cette voie à la pureté d’une source cristalline égrène les couplets d’une balade elfique et je peux, aujourd’hui encore, ressentir la joie de vivre et tout le bonheur inspiré par ces paroles dont le sens m’est pourtant toujours inconnu.
De la forêt proche apparait alors la chanteuse qui s’arrête en nous apercevant, manifestement aussi surprise que nous. A première vue, c’est une elfe, mais elle est montée sur un singulier petit dragon bipède aux écailles gris-bleu et dépourvu d’ailes. Elle s’approche sur cette créature dont la démarche coulée évoque bien plus un redoutable prédateur qu’une fidèle monture mais s’arrête à nouveau surprise lorsque Lekbius l’interpelle de sa voix rauque. Elle est à présent à moins d’une douzaine de mètres et je la distingue clairement. Elle semble humaine mais d’une stature fluette, elfique ou adolescente, ses traits magnifiques et sans âge évoquent tout à la fois la candeur virginale et la maternité accomplie. De grands yeux comme deux océans jumeaux qui reflètent toutes les émotions du monde et une chevelure d’or pâle encadrant un visage candide. Elle est vêtue d’une cotte de mailles de cristal bleuté finement ouvragée et tient encore à la main un luth de voyage au travail runique et fort ancien. Pour tout armement, je ne distingue à son côté qu’une délicate épée de bois poli à peine plus menaçante que celle d’un gosse.
La situation ne semble pas l’inquiéter le moins du monde, elle est même totalement inconsciente du danger que représente Les sombres chevaliers et c’est avec courtoisie qu’elle demande à Lekbius de nous laisser tranquille. Cette impertinence nous laisse sans voix et a pour effet de le mettre réellement hors de lui. Je sens mon sang se glacer lorsqu’il déchaine sur elle la puissance du sortilège qui nous était destiné. Femme et monture son engloutis par un tourbillon d’obscurité et…
Vous n’auriez pas un truc à boire ? J’ai la gorge un peu sèche…